Je viens seulement de lire l’interview
de Miles Jacobson, le patron de Football Manager, publiée par So Foot en
novembre dernier (http://www.sofoot.com/miles-jacobson-to-madeira-est-la-plus-grande-erreur-du-jeu-192483.html),
et je suis plus qu’étonné de son manque de recul, d’esprit critique et de
créativité.
Crédibilité : cohérence ou réalisme ?
Pour lui, Football Manager se
résume à sa caricature dépourvue de toute clairvoyance quant à ce qu’elle prétend
être.
« L’essentiel, c'est que tout
fonctionne ensemble afin de créer un monde « crédible ». »
Cela paraît normal, pour un jeu de simulation, qui
pourrait même se passer selon lui du terme du premier terme (« Dans le
jeu, même s'il faut en fait parler de simulation […] »), sauf que le mot « crédible »
implicite deux choses très différentes : la cohérence et le réalisme.
Que FM soit cohérent, pourquoi
pas, mais il ne faut pas le mettre en regard de la réalité, et encore moins
interroger sa cohérence à travers la réalité.
La logique sous-jacente à FM : mécanique et sommaire
Le problème de FM est sa logique sous-jacente
initiale qui n’a jamais été revue.
Le principal souci de Jacobson,
ces dernières années, ce sont les interactions. Elles manquaient, c’est
certain, il n’y avait pas de relations humaines dans ce jeu. Interactions avec
les joueurs, les adversaires, les supporters, le staff, les dirigeants, les
agents, elles ont été amenées au fur et à mesure et se sont développées.
Cependant cette logique initiale
empêche parfaitement FM de prétendre être un simulateur de vie à peu près
correct, ce qu’il devrait chercher à être puisqu’il veut « créer un monde ».
Même si Jacobson souhaite
intégrer des sortes d’ironies, c'est-à-dire lorsque le résultat, suivant une
certaine logique, est différent voir contraire à celui attendu selon une autre
logique qui se trouve mise en défaut, le fond reste inchangé.
La logique sous-jacente à FM est
plus que sommaire. Elle considère qu’il y a les bons et les mauvais suivant une
gradation exprimée par le niveau actuel et le niveau de potentiel. Si les
mauvais n’iront jamais bien loin, les bons, à condition de jouer et dans des bons
clubs, se développeront dans la limite de leur potentiel.
Au-delà des seuls joueurs, tous les
éléments du jeu sont ainsi notés et le moteur du jeu les met en mouvement
suivant un fonctionnement mécanique. Tout étant noté dès le départ, il n’y a
pas de surprise. Pour en avoir, il faut trafiquer la base de données, mais cela
ne fait que modifier les éléments ou leur notation, pas le moteur du jeu même.
Et le souhait de perfection de Jacobson,
lorsqu’il s’attaque aux erreurs, en particulier dans l’appréciation du
potentiel d’un joueur dans une version précédente, c’est que cette mécanique
fonctionne parfaitement, bien huilée avec des notes justes.
Il admet simplement que certains
joueurs de FM puissent s’attacher à de mauvais joueurs par projection, comme un
alcoolique qui se prendrait d’attachement pour un joueur au parcours cabossé
parce qu’il a ou aurait touché de la bouteille, ou par fidélité à un club en
préférant des joueurs moyens fidèles ou club plutôt que la dernière recrue qui plante
but sur but.
Cette logique mécanique crée une
cohérence, mais à condition d’accepter comme règles du jeu tous ses
présupposés. Dans une visée réaliste, elle est parfaitement ridicule, car elle
s’effondre au moindre exemple. Et c’est là que celui des anciens jeunes cracks
devenus anonymes et losers est souvent rappelé, mais ce n’en est qu’un parmi d’autres :
cette logique est incapable de prendre en compte les aléas de la vie.
Il faut donc que tout soit déjà
présent dans la base de données à la création de la partie. C’est ainsi que j’ai
ajouté quelques ‘‘blessures’’, à commencer par la mort, qui arrive rarement et
éloigne le joueur des terrains quelques temps. Tout ce qui rompt cette logique
est événement (les ‘‘events’’), comme peuvent l’être une blessure ou le rachat
d’un club, mais ils sont rares et dans tous les cas influent peu le cours du
jeu.
Et quand bien même la part d’aléatoire
était plus importante, cela ne changerait pas grand-chose. Peut-être parce qu’au
fond FM est fait pour être acheté chaque année et joué sur presque la seule
saison en cours, sans penser aux évolutions sur plusieurs années voire dizaines
d’années, et donc sans répondre aux désirs de voir le monde créé changer et
évoluer. Il faut, pour cela, utiliser un éditeur de partie qui permet de
changer en cours de jeu les notations (celles d’un joueur ou d’un club), et rarement
les éléments (tout juste le nom d’un joueur).
Le sentiment généré par cette
logique jamais revue, bien au contraire, est d’avoir affaire à un simulateur
mécanique, et l’on voit avec une certaine consternation qui se mue en ennui les
calculs et leurs résultats, simplement recouverts d’une couche d’image :
les noms de joueurs et de clubs, d’abord, les ajouts graphiques réalisés par
les fans tels que photos de joueurs et blasons de clubs, ensuite.
Une feuille de route sur 3 ans décevante
Jacobson a déjà tracé la feuille
de route pour les trois prochaines années, et autant dire qu’il va falloir
encore attendre pour avoir un jeu correct.
« La feuille de route, c'est de
faire en sorte que l'intelligence artificielle fonctionne correctement - ce qui
n'est pas toujours le cas - et que nous soyons en veille des nouveautés qui
germent dans le football. Par exemple, la dernière théorie qu'aura développée
Pep Guardiola au petit déjeuner puis appliqué à son équipe, on doit l'avoir
rapidement dans le jeu. Et au niveau du moteur de match, on veut que cela
ressemble à un vrai match de football. Je ne parle pas de graphismes, mais
plutôt de mouvements, de jeu collectif et de réactions « humaines » des
joueurs. Et puis aussi des détails comme la hauteur de gazon et son influence
sur les courses des joueurs... C'est le type de détails que l'on va travailler
dans les trois à cinq ans à venir. »
Faut-il entendre que la mécanique
de l’intelligence artificielle ne
fonctionne pas encore assez parfaitement ? J’aurais tendance à le croire. Il
conviendrait plutôt de la réinventer. Quant à intégrer les dernières
nouveautés, autant faire des DLC en cours d’année qui permettent d’apporter des
éléments en plus sur le plan tactique ou autre.
Parlant tactique, ce qui a toujours été l’argument premier de FM et les
premières raisons de son attrait, l’ambition du jeu ne devrait-elle pas être de
proposer les éléments premiers permettant de mettre en place toutes les
tactiques imaginables, même par Guardiola, et qui ne trouveraient leur justesse
que dans le maniement qu’en fait le joueur (à lui de construire de la
cohérence) et sa contingence (par rapport aux joueurs de l’équipe, à l’adversaire,
etc.) ?
Le seul moteur qui l’intéresse, c’est
le moteur de match. A mon humble
avis, Jacobson aurait mieux faire de concentrer les efforts de son équipe sur
le moteur du jeu lui-même, et garder
les petits ronds qui bougent sur un rectangle vert. Et ce qui fait rire, c’est
que ce moteur de jeu ne lui pose même pas question alors qu’il voudrait aller
dans le moteur de match aller jusqu’à prendre en compte « la hauteur de
gazon et son influence sur les courses des joueurs »…
Je suis d’accord avec lui pour
dire que l’important s’exprime moins en termes de graphismes que de « mouvements,
de jeu collectif et de réactions « humaines » des joueurs »,
mais ceci rapporté au moteur de jeu plutôt qu’au moteur de match, et ainsi à la
logique même qui sous-tend FM.
Ce n’est qu’ainsi que ce jeu de
simulation pourra prétendre à être bien plus que « crédible » :
réaliste. Pour l’heure, Jacobson se moque de ceux qui projettent des images sur
FM, mais il semble ignorer que son jeu est injouable pour celui qui ne
projetterait rien.
Une simulation de football réaliste
L’émerveillement des simulations
Qu’attendrait-on d’une simulation
de football réaliste ? Je me rappelle du premier Les Sims, à quel point je
le trouvais d’abord réaliste. Et le 2 l’était encore bien plus, quand dans le
même temps le premier m’apparaissait alors comme une simple mécanique et des
dessins grossiers.
Il y a quelque chose qui relève
de l’émerveillement, dans les simulations, et qui repose d’abord sur la volonté
d’y croire et la confiance qui est accordée pour cela au jeu et à ses
créateurs. Avec souvent une grande fidélité, comme en témoigne Football
Manager, jusqu’à éteindre toute concurrence, mais une capacité à faire part de
sa déception toute aussi grande, comme en témoignent EA et Maxis avec le
dernier SimCity et Les Sims, Maxis venant d’ailleurs de fermer ses portes.
L’opus suivant révèle les défauts
du précédent, pour autant un minimum de recul et d’interrogation sur ce que l’on
souhaiterait trouver offrent le même résultat. Au risque, bien entendu, de s’exposer
à la perte du confort de jouer un monde simulé. Pour FM, la répétition des
mêmes lacunes saison après saison produit cet effet même malgré soi et la
meilleure volonté du monde.
La dernière tentative en date de
proposer un moteur de jeu un ambitieux, avec SimCity, a donc tourné à la
catastrophe, et l’on peut comprendre les réticences de Jacobson d’en changer, surtout
si les joueurs n’arrêtent pas d’acheter FM et les critiquent de le noter aussi
favorablement qu’ils le perçoivent mal et sans aucune critique, justement (dans
son interview, le journaliste parvient tout de même à dire : « Le
réalisme étant poussé à son maximum […] »).
S’agissant de FM et de ce qu’on
(ou je, en l’occurrence) pourrait attendre d’une simulation réaliste, un
certain nombre de points peuvent déjà être mentionnés.
Des personnages plus denses et individualisés
Les joueurs pourraient cesser d’être
des pions et avoir une densité propre, sans pour autant réagir mécaniquement à
des décisions. Même dans le cadre d’une logique mécanique, des indicateurs
beaucoup plus nombreux et donc des possibilités démultipliées, permettraient au
moins de faire illusion. Et s’ils n’ont pas à être de simples cartes muettes et
serviles à la disposition du joueur, ce n’est pas une raison pour les rendre à
l’inverse forcément rebelles : c’est ce rapport qui est à trouver.
Jacobson affirme que « Dans le jeu, même s'il faut en fait parler de
simulation, la confiance est un enjeu majeur, comme cela peut être le cas dans le
monde du travail » : certes, et il y a bien des manières de la créer,
suivant les joueurs, le club, le niveau de compétition, la personnalité des uns
et des autres, et si le monde de FM est un monde du travail, c’est aussi un
monde de vie.
Une densité plus importante des
personnages amène aussi une plus grande individualité de chacun. Quelques notes
pour une poignée d’indicateurs ne suffisent pas à définir une personnalité, et
encore moins à générer toutes les interactions qui lui seront possibles.
Des variations plus importantes
Le niveau de potentiel n’a pas à
être fixé une fois pour toutes. Il est une perception à un moment donné par les
scouts travaillant pour FM, le jeu devrait donc intégrer des variations de cet
indice au cours du jeu.
Pareil pour le niveau actuel, qui
augmente sans discontinuer à la faveur de l’environnement du joueur (qualité du
club) et du nombre de matchs joués, sauf dans des clubs vraiment très faibles
et généralement hors division. Pourtant il devrait pouvoir évoluer au gré des
aléas d’une carrière et de la vie.
Plus encore, les notes d’un
joueur ne changent jamais soudainement, et vraiment que sur un temps très long.
On devrait pourtant pouvoir visualiser que certaines de ces notes, selon les
circonstances, vont changer de manière temporaire.
L’intégration de variations est
celle de l’environnement professionnel, humain et de vie des joueurs, et celle
de la trajectoire de ces derniers. Et sans doute d’abord celle des
contingences.
Il va de même concernant les
clubs, les staffs, et tous les éléments composant le jeu.
Une personnalisation des tactiques plus poussée
Je l’ai déjà dit, mais les
tactiques devraient être encore revues, afin de pouvoir être simples pour ceux
qui le souhaitent, et hautement personnalisables pour ceux qui veulent leur
consacrer plus de temps. Et cela devrait bien sûr être pris en compte dans le
moteur de jeu.
Pour ce faire, il convient de
déconstruire tout ce qui fait une tactique et un jeu à 11 contre 11 avec un
ballon sur un terrain de foot pendant 90 minutes, pour que tous les éléments
puissent être ajustés en fonction des situations.
Le joueur doit aussi pouvoir apprécier,
à travers des indices, la capacité de ses joueurs à réagir de telle ou telle
façon dans les pans de la tactique qu’il n’a pas précisés.
Une autre conception du réalisme et de la cohérence
Une cohérence dans un jeu est
seulement la façon dont les éléments interagissent entre eux de manière à ce que
l’on puisse comprendre leurs résultats, et avoir une certaine maîtrise, qui n’a
pas à être totale, sur le jeu. Au-delà d’un certain nombre d’incohérences, les
joueurs fuient, comme avec le dernier SimCity.
La cohérence ne prédit pas ce qu’il
en est de la réalité, des images ou de l’idéologie déployée. Ce qu’il faut à FM,
c’est une autre réalité.
Celle-ci pourrait impliquer deux partis-pris
importants : que le joueur n’est pas un dieu en son royaume, mais un
acteur immergé parmi les autres, et que l’on considère que le jeu possède un
réalisme en propre.
Un acteur parmi les autres
Les dispositifs de recherche et
de visualisation des caractéristiques diverses des joueurs et autres
personnages font du joueur de FM un dieu omniscient. Dans la vraie il est loin
d’en aller de même, et il devrait avoir à faire davantage recours à son staff
et autres contacts, et être plus proche de ses joueurs.
Cela implique que l’investissement
en relations et en temps auprès des personnages, devrait avoir des gains qui
amènerait le joueur à préférer conserver ces relations plutôt qu’à leur
substituer le plus facilement du monde d’autres personnages au seul regard de
leurs caractéristiques supérieures.
Ce n’est pas un appel au
conservatisme, et doit aussi être possible de tout changer, simplement les
changements devront être assumés et pourront avoir des conséquences
importantes, ils ne relèvent pas que du bon vouloir du joueur.
Si le manque de réalisme de FM,
et en particulier l’aspect très mécanique et le manque de relations humaines,
amène le joueur à devoir projeter tout ce qu’il peut pour pouvoir survivre dans
ce jeu, c’est peut-être aussi en partie à cause de cette position de démiurge.
Elle peut être excitante, mais aussi tout à fait déprimante.
Un réalisme en propre
FM a élaboré une image qui pour
certains en vient même à se substituer à la réalité. La perception du
journaliste cité plus haut vient peut-être de cela. Et si Jacobson cherche à ce
que FM soit le plus réaliste possible, cette inversion ne peut que se
renforcer. Si l’on s’étonne de cette dernière, c’est que l’on perçoit bien que
FM reste un jeu et une simulation.
L’intégration de données plus
précises, plus complexes et plus vastes que celles existantes concernant les
personnages, et les joueurs en particulier, augmenterait le risque de faire des
erreurs. Mais ce n’est pas la mesure de l’ambition d’un joueur, le nombre de
ses enfants ou de ses maîtresses qui sera pointé dans FM. Au regard du
réalisme, ce sont plutôt les processus au cœur du jeu.
Pourtant, FM s’appuie d’abord sur
une connaissance fine des joueurs, c’est là que se constitue son fond de
réalisme, plus que dans les processus déployés pour rendre compte et simuler le
monde du football.
Le pari peut être fait, à l’inverse,
que si les processus sont réalistes, les erreurs de notation seront aisément
pardonnées.
Une nouvelle vision de la simulation de manager et de football
Ces quelques points évoqués dégagent
l’ébauche d’une autre vision de la simulation d’un monde, en particulier ici du
football, et d’une activité spécifique, ici celle de manager.
Celle où le joueur est immergé
dans un personnage et dans un monde, avec ses ombres et ses proximités, où la variété
et la complexité des échanges humains, comme les challenges proposés, la
qualité et la finesse du gameplay, donnent une densité et une ‘‘vie’’ à ce
monde qui le font tendre vers le réalisme.