dimanche 8 mars 2015

Repenser Football Manager


Je viens seulement de lire l’interview de Miles Jacobson, le patron de Football Manager, publiée par So Foot en novembre dernier (http://www.sofoot.com/miles-jacobson-to-madeira-est-la-plus-grande-erreur-du-jeu-192483.html), et je suis plus qu’étonné de son manque de recul, d’esprit critique et de créativité.

Crédibilité : cohérence ou réalisme ?


Pour lui, Football Manager se résume à sa caricature dépourvue de toute clairvoyance quant à ce qu’elle prétend être.

« L’essentiel, c'est que tout fonctionne ensemble afin de créer un monde « crédible ». »

Cela paraît normal, pour un jeu de simulation, qui pourrait même se passer selon lui du terme du premier terme (« Dans le jeu, même s'il faut en fait parler de simulation […] »), sauf que le mot « crédible » implicite deux choses très différentes : la cohérence et le réalisme.

Que FM soit cohérent, pourquoi pas, mais il ne faut pas le mettre en regard de la réalité, et encore moins interroger sa cohérence à travers la réalité.

La logique sous-jacente à FM : mécanique et sommaire


Le problème de FM est sa logique sous-jacente initiale qui n’a jamais été revue.

Le principal souci de Jacobson, ces dernières années, ce sont les interactions. Elles manquaient, c’est certain, il n’y avait pas de relations humaines dans ce jeu. Interactions avec les joueurs, les adversaires, les supporters, le staff, les dirigeants, les agents, elles ont été amenées au fur et à mesure et se sont développées.

Cependant cette logique initiale empêche parfaitement FM de prétendre être un simulateur de vie à peu près correct, ce qu’il devrait chercher à être puisqu’il veut « créer un monde ».

Même si Jacobson souhaite intégrer des sortes d’ironies, c'est-à-dire lorsque le résultat, suivant une certaine logique, est différent voir contraire à celui attendu selon une autre logique qui se trouve mise en défaut, le fond reste inchangé.

La logique sous-jacente à FM est plus que sommaire. Elle considère qu’il y a les bons et les mauvais suivant une gradation exprimée par le niveau actuel et le niveau de potentiel. Si les mauvais n’iront jamais bien loin, les bons, à condition de jouer et dans des bons clubs, se développeront dans la limite de leur potentiel.

Au-delà des seuls joueurs, tous les éléments du jeu sont ainsi notés et le moteur du jeu les met en mouvement suivant un fonctionnement mécanique. Tout étant noté dès le départ, il n’y a pas de surprise. Pour en avoir, il faut trafiquer la base de données, mais cela ne fait que modifier les éléments ou leur notation, pas le moteur du jeu même.

Et le souhait de perfection de Jacobson, lorsqu’il s’attaque aux erreurs, en particulier dans l’appréciation du potentiel d’un joueur dans une version précédente, c’est que cette mécanique fonctionne parfaitement, bien huilée avec des notes justes.

Il admet simplement que certains joueurs de FM puissent s’attacher à de mauvais joueurs par projection, comme un alcoolique qui se prendrait d’attachement pour un joueur au parcours cabossé parce qu’il a ou aurait touché de la bouteille, ou par fidélité à un club en préférant des joueurs moyens fidèles ou club plutôt que la dernière recrue qui plante but sur but.

Cette logique mécanique crée une cohérence, mais à condition d’accepter comme règles du jeu tous ses présupposés. Dans une visée réaliste, elle est parfaitement ridicule, car elle s’effondre au moindre exemple. Et c’est là que celui des anciens jeunes cracks devenus anonymes et losers est souvent rappelé, mais ce n’en est qu’un parmi d’autres : cette logique est incapable de prendre en compte les aléas de la vie.

Il faut donc que tout soit déjà présent dans la base de données à la création de la partie. C’est ainsi que j’ai ajouté quelques ‘‘blessures’’, à commencer par la mort, qui arrive rarement et éloigne le joueur des terrains quelques temps. Tout ce qui rompt cette logique est événement (les ‘‘events’’), comme peuvent l’être une blessure ou le rachat d’un club, mais ils sont rares et dans tous les cas influent peu le cours du jeu.

Et quand bien même la part d’aléatoire était plus importante, cela ne changerait pas grand-chose. Peut-être parce qu’au fond FM est fait pour être acheté chaque année et joué sur presque la seule saison en cours, sans penser aux évolutions sur plusieurs années voire dizaines d’années, et donc sans répondre aux désirs de voir le monde créé changer et évoluer. Il faut, pour cela, utiliser un éditeur de partie qui permet de changer en cours de jeu les notations (celles d’un joueur ou d’un club), et rarement les éléments (tout juste le nom d’un joueur).

Le sentiment généré par cette logique jamais revue, bien au contraire, est d’avoir affaire à un simulateur mécanique, et l’on voit avec une certaine consternation qui se mue en ennui les calculs et leurs résultats, simplement recouverts d’une couche d’image : les noms de joueurs et de clubs, d’abord, les ajouts graphiques réalisés par les fans tels que photos de joueurs et blasons de clubs, ensuite.

Une feuille de route sur 3 ans décevante


Jacobson a déjà tracé la feuille de route pour les trois prochaines années, et autant dire qu’il va falloir encore attendre pour avoir un jeu correct.

« La feuille de route, c'est de faire en sorte que l'intelligence artificielle fonctionne correctement - ce qui n'est pas toujours le cas - et que nous soyons en veille des nouveautés qui germent dans le football. Par exemple, la dernière théorie qu'aura développée Pep Guardiola au petit déjeuner puis appliqué à son équipe, on doit l'avoir rapidement dans le jeu. Et au niveau du moteur de match, on veut que cela ressemble à un vrai match de football. Je ne parle pas de graphismes, mais plutôt de mouvements, de jeu collectif et de réactions « humaines » des joueurs. Et puis aussi des détails comme la hauteur de gazon et son influence sur les courses des joueurs... C'est le type de détails que l'on va travailler dans les trois à cinq ans à venir. »

Faut-il entendre que la mécanique de l’intelligence artificielle ne fonctionne pas encore assez parfaitement ? J’aurais tendance à le croire. Il conviendrait plutôt de la réinventer. Quant à intégrer les dernières nouveautés, autant faire des DLC en cours d’année qui permettent d’apporter des éléments en plus sur le plan tactique ou autre.

Parlant tactique, ce qui a toujours été l’argument premier de FM et les premières raisons de son attrait, l’ambition du jeu ne devrait-elle pas être de proposer les éléments premiers permettant de mettre en place toutes les tactiques imaginables, même par Guardiola, et qui ne trouveraient leur justesse que dans le maniement qu’en fait le joueur (à lui de construire de la cohérence) et sa contingence (par rapport aux joueurs de l’équipe, à l’adversaire, etc.) ?

Le seul moteur qui l’intéresse, c’est le moteur de match. A mon humble avis, Jacobson aurait mieux faire de concentrer les efforts de son équipe sur le moteur du jeu lui-même, et garder les petits ronds qui bougent sur un rectangle vert. Et ce qui fait rire, c’est que ce moteur de jeu ne lui pose même pas question alors qu’il voudrait aller dans le moteur de match aller jusqu’à prendre en compte « la hauteur de gazon et son influence sur les courses des joueurs »…

Je suis d’accord avec lui pour dire que l’important s’exprime moins en termes de graphismes que de « mouvements, de jeu collectif et de réactions « humaines » des joueurs », mais ceci rapporté au moteur de jeu plutôt qu’au moteur de match, et ainsi à la logique même qui sous-tend FM.

Ce n’est qu’ainsi que ce jeu de simulation pourra prétendre à être bien plus que « crédible » : réaliste. Pour l’heure, Jacobson se moque de ceux qui projettent des images sur FM, mais il semble ignorer que son jeu est injouable pour celui qui ne projetterait rien.

Une simulation de football réaliste


L’émerveillement des simulations


Qu’attendrait-on d’une simulation de football réaliste ? Je me rappelle du premier Les Sims, à quel point je le trouvais d’abord réaliste. Et le 2 l’était encore bien plus, quand dans le même temps le premier m’apparaissait alors comme une simple mécanique et des dessins grossiers.

Il y a quelque chose qui relève de l’émerveillement, dans les simulations, et qui repose d’abord sur la volonté d’y croire et la confiance qui est accordée pour cela au jeu et à ses créateurs. Avec souvent une grande fidélité, comme en témoigne Football Manager, jusqu’à éteindre toute concurrence, mais une capacité à faire part de sa déception toute aussi grande, comme en témoignent EA et Maxis avec le dernier SimCity et Les Sims, Maxis venant d’ailleurs de fermer ses portes.

L’opus suivant révèle les défauts du précédent, pour autant un minimum de recul et d’interrogation sur ce que l’on souhaiterait trouver offrent le même résultat. Au risque, bien entendu, de s’exposer à la perte du confort de jouer un monde simulé. Pour FM, la répétition des mêmes lacunes saison après saison produit cet effet même malgré soi et la meilleure volonté du monde.

La dernière tentative en date de proposer un moteur de jeu un ambitieux, avec SimCity, a donc tourné à la catastrophe, et l’on peut comprendre les réticences de Jacobson d’en changer, surtout si les joueurs n’arrêtent pas d’acheter FM et les critiquent de le noter aussi favorablement qu’ils le perçoivent mal et sans aucune critique, justement (dans son interview, le journaliste parvient tout de même à dire : « Le réalisme étant poussé à son maximum […] »).

S’agissant de FM et de ce qu’on (ou je, en l’occurrence) pourrait attendre d’une simulation réaliste, un certain nombre de points peuvent déjà être mentionnés.

Des personnages plus denses et individualisés


Les joueurs pourraient cesser d’être des pions et avoir une densité propre, sans pour autant réagir mécaniquement à des décisions. Même dans le cadre d’une logique mécanique, des indicateurs beaucoup plus nombreux et donc des possibilités démultipliées, permettraient au moins de faire illusion. Et s’ils n’ont pas à être de simples cartes muettes et serviles à la disposition du joueur, ce n’est pas une raison pour les rendre à l’inverse forcément rebelles : c’est ce rapport qui est à trouver. Jacobson affirme que « Dans le jeu, même s'il faut en fait parler de simulation, la confiance est un enjeu majeur, comme cela peut être le cas dans le monde du travail » : certes, et il y a bien des manières de la créer, suivant les joueurs, le club, le niveau de compétition, la personnalité des uns et des autres, et si le monde de FM est un monde du travail, c’est aussi un monde de vie.

Une densité plus importante des personnages amène aussi une plus grande individualité de chacun. Quelques notes pour une poignée d’indicateurs ne suffisent pas à définir une personnalité, et encore moins à générer toutes les interactions qui lui seront possibles.

Des variations plus importantes


Le niveau de potentiel n’a pas à être fixé une fois pour toutes. Il est une perception à un moment donné par les scouts travaillant pour FM, le jeu devrait donc intégrer des variations de cet indice au cours du jeu.

Pareil pour le niveau actuel, qui augmente sans discontinuer à la faveur de l’environnement du joueur (qualité du club) et du nombre de matchs joués, sauf dans des clubs vraiment très faibles et généralement hors division. Pourtant il devrait pouvoir évoluer au gré des aléas d’une carrière et de la vie.

Plus encore, les notes d’un joueur ne changent jamais soudainement, et vraiment que sur un temps très long. On devrait pourtant pouvoir visualiser que certaines de ces notes, selon les circonstances, vont changer de manière temporaire.

L’intégration de variations est celle de l’environnement professionnel, humain et de vie des joueurs, et celle de la trajectoire de ces derniers. Et sans doute d’abord celle des contingences.

Il va de même concernant les clubs, les staffs, et tous les éléments composant le jeu.

Une personnalisation des tactiques plus poussée


Je l’ai déjà dit, mais les tactiques devraient être encore revues, afin de pouvoir être simples pour ceux qui le souhaitent, et hautement personnalisables pour ceux qui veulent leur consacrer plus de temps. Et cela devrait bien sûr être pris en compte dans le moteur de jeu.

Pour ce faire, il convient de déconstruire tout ce qui fait une tactique et un jeu à 11 contre 11 avec un ballon sur un terrain de foot pendant 90 minutes, pour que tous les éléments puissent être ajustés en fonction des situations.

Le joueur doit aussi pouvoir apprécier, à travers des indices, la capacité de ses joueurs à réagir de telle ou telle façon dans les pans de la tactique qu’il n’a pas précisés.

Une autre conception du réalisme et de la cohérence


Une cohérence dans un jeu est seulement la façon dont les éléments interagissent entre eux de manière à ce que l’on puisse comprendre leurs résultats, et avoir une certaine maîtrise, qui n’a pas à être totale, sur le jeu. Au-delà d’un certain nombre d’incohérences, les joueurs fuient, comme avec le dernier SimCity.

La cohérence ne prédit pas ce qu’il en est de la réalité, des images ou de l’idéologie déployée. Ce qu’il faut à FM, c’est une autre réalité.

Celle-ci pourrait impliquer deux partis-pris importants : que le joueur n’est pas un dieu en son royaume, mais un acteur immergé parmi les autres, et que l’on considère que le jeu possède un réalisme en propre.

Un acteur parmi les autres


Les dispositifs de recherche et de visualisation des caractéristiques diverses des joueurs et autres personnages font du joueur de FM un dieu omniscient. Dans la vraie il est loin d’en aller de même, et il devrait avoir à faire davantage recours à son staff et autres contacts, et être plus proche de ses joueurs.

Cela implique que l’investissement en relations et en temps auprès des personnages, devrait avoir des gains qui amènerait le joueur à préférer conserver ces relations plutôt qu’à leur substituer le plus facilement du monde d’autres personnages au seul regard de leurs caractéristiques supérieures.

Ce n’est pas un appel au conservatisme, et doit aussi être possible de tout changer, simplement les changements devront être assumés et pourront avoir des conséquences importantes, ils ne relèvent pas que du bon vouloir du joueur.

Si le manque de réalisme de FM, et en particulier l’aspect très mécanique et le manque de relations humaines, amène le joueur à devoir projeter tout ce qu’il peut pour pouvoir survivre dans ce jeu, c’est peut-être aussi en partie à cause de cette position de démiurge. Elle peut être excitante, mais aussi tout à fait déprimante.

Un réalisme en propre


FM a élaboré une image qui pour certains en vient même à se substituer à la réalité. La perception du journaliste cité plus haut vient peut-être de cela. Et si Jacobson cherche à ce que FM soit le plus réaliste possible, cette inversion ne peut que se renforcer. Si l’on s’étonne de cette dernière, c’est que l’on perçoit bien que FM reste un jeu et une simulation.

L’intégration de données plus précises, plus complexes et plus vastes que celles existantes concernant les personnages, et les joueurs en particulier, augmenterait le risque de faire des erreurs. Mais ce n’est pas la mesure de l’ambition d’un joueur, le nombre de ses enfants ou de ses maîtresses qui sera pointé dans FM. Au regard du réalisme, ce sont plutôt les processus au cœur du jeu.

Pourtant, FM s’appuie d’abord sur une connaissance fine des joueurs, c’est là que se constitue son fond de réalisme, plus que dans les processus déployés pour rendre compte et simuler le monde du football.

Le pari peut être fait, à l’inverse, que si les processus sont réalistes, les erreurs de notation seront aisément pardonnées.

Une nouvelle vision de la simulation de manager et de football


Ces quelques points évoqués dégagent l’ébauche d’une autre vision de la simulation d’un monde, en particulier ici du football, et d’une activité spécifique, ici celle de manager.

Celle où le joueur est immergé dans un personnage et dans un monde, avec ses ombres et ses proximités, où la variété et la complexité des échanges humains, comme les challenges proposés, la qualité et la finesse du gameplay, donnent une densité et une ‘‘vie’’ à ce monde qui le font tendre vers le réalisme.